Le conte de la roue à moudre du moulin Champeaux
Pierre GANDOIS
L’histoire de la roue à moudre du moulin Champeau a pour cadre la Vézère, dans sa partie qui est au nord du bourg de Bugeat, et au sud du village de Mouriéras, là où se trouve un moulin à moudre les céréales, le moulin Champeau, alimenté par les eaux de la Vézère, dont un canal dérive une partie du flot, créant un courant d’eau qui fait tourner un moulin à aubes. Cette histoire, en ce début des années 2000, un petit enfant pourrait l’entendre raconter par un arrière-grand-père centenaire. Cela se passait en effet dans ces années où la France et l'Allemagne s'affrontaient en Afrique dans des escarmouches qui ne permettaient pas de deviner que se préparait la tragédie de la Grande Guerre, et vers cette époque où le bâtiment de l’école des garçons et de la mairie de Bugeat était construit, tout à côté de l’église ; on était donc dans les années 1910-1911.
Dans ces jours de la fin de l’été 1911, d’un été qui avait été peu ensoleillé et pluvieux, cette nouvelle école de Bugeat, tout juste construite, magnifique dans son granit pailleté de mica, avait commencé à agiter les esprits dans le bourg de Bugeat et dans les villages des alentours. Les discussions allaient bon train, et la question qui préoccupait beaucoup de pères et de mères de famille était de savoir quand et comment leurs enfants allaient pouvoir se rendre à cette école. La rentrée n'aurait peut-être pas lieu à la date qui avait été prévue et affichée à la porte de la mairie, pour beaucoup de ces enfants. Les pluies avaient fait prendre du retard dans les travaux des champs, et garçons et filles devaient aller dans les prairies et dans les terres labourées pour aider aux récoltes.
Et puis, dans quelques fermes des collines qui dominent Mouriéras, une autre question se posait : comment les enfants, les plus petits, mais aussi ceux des grandes classes de l'école primaire, allaient-ils pouvoir se rendre chaque jour de la semaine, mais pas le jeudi bien sûr, à leur école ? C'est que les campagnes de cette époque-là étaient couvertes de cultures, de prairies, de fermes, mais les chemins étaient en mauvais état, et les ponts sur les ruisseaux et les rivières étaient rares, et parfois branlants. Et il y avait un hameau, celui qui était le plus proche du moulin Champeau, celui où vivait le meunier ( et son fils, comme dans la fable de La Fontaine ), qui était mal desservi par les routes et les chemins. Pour tout dire, on ne pouvait aller de ce hameau jusqu'à Bugeat qu'en franchissant le gué d'un petit ruisseau affluent de la Vézère qui rejoignait la rivière au droit du moulin Champeau, ou bien en faisant un grand détour par des chemins caillouteux.
Pas question pour les enfants du hameau, et pour le fils du meunier qui était le plus jeune de ces enfants, de faire le grand détour qui évitait le passage à gué du ruisseau, c'était trop long, trop fatiguant. Le fils du meunier avait sept ans, et faire six kilomètres pour se rendre à l'école était hors de question. Prendre le raccourci qui mettait l'école à deux kilomètres du village ? Oui, mais comment passer le ruisseau pendant les mois d'hiver, au moment où les pluies grossissaient.
Il ne se passa rien dans le hameau jusqu'au jour de la rentrée des classes. Ce matin-là, il pleuvait, comme il avait plu depuis des jours et des jours, et le ruisseau du moulin Champeau était gros comme jamais. La petite troupe d'enfants avait quitté le hameau en direction du moulin Champeau, sachant qu'on ne pourrait pas franchir le ruisseau et rejoindre Bugeat et l’école, mais filles et garçons étaient partis de bon matin tellement ils avaient envie d'aller à cette école qui faisait peur et rêver à la fois. En approchant du moulin, du ruisseau, de la Vézère, le fils du meunier fut le premier à se rendre compte que l'on n'entendait plus le bruit de la roue à aubes, et le son particulier de la meule courante qui frotte sur la meule dormante pour écraser les grains de sarrasin ou de seigle. Le moulin avait été débrayé !
Cela était inconcevable à cette époque de l'année où l'on ne pouvait pas dire au meunier, comme dans la chanson : "meunier, tu dors", tant le brave homme travaillait, du matin au soir. Et puis, miracle ! Il y avait un pont sur le ruisseau torrentueux, une large et épaisse pierre circulaire, percée en son centre, la roue tournante du moulin, qui avait quitté l'abri de granit couvert de chaume du moulin Champeau, et qui s'était posée, comme un mégalithe massif qui défiait les flots, sur le petit ruisseau.
Les enfants, sans comprendre, franchirent le pont de pierre et arrivèrent bien à l'heure à leur école. Et il en fut de même le jour suivant, et encore le jour d'après, et les jours suivants. Tout au long de cet automne, on mangea un peu moins souvent des galétous à la farine de blé noir dans les fermes des environs de Mouriéras ; le moulin avait été débrayé, la roue enlevée, la farine manqua ( puis, rapidement, la solidarité des campagnes joua et les fermes purent faire moudre leurs grains dans un autre moulin ). Mais les enfants allaient à l'école et on n'entendait personne se plaindre.
Il fallut quelques jours pour comprendre cet évènement extraordinaire qui avait vu une roue à moudre d'un moulin se transformer en pont sur un ruisseau en crue. Ce qu'il y avait à comprendre, c'était qu'un homme calme et courageux, le meunier, avait passé une grande partie de la nuit, seul dans le noir, sous la pluie, à faire bouger cette énorme roue à moudre, si lourde, centimètre par centimètre, au prix d’un immense effort, pour lui faire parcourir les quelques mètres séparant le moulin du ruisseau ; il avait sacrifié ce qui lui tenait tant à cœur, son travail, son gagne-pain, pour faire passer son fils et les autres enfants des hameaux au-dessus de ce ruisseau boueux vers l'école où ils allaient apprendre ce qu'il faut savoir pour que la vie dans ces campagnes devienne moins difficile.
Cette énorme pierre que le meunier, de la seule force de ses bras, avait déplacé pendant la nuit, les promeneurs d'aujourd'hui peuvent encore la voir, égarée sur les bords de la Vézère ; cette pierre leur rappelle, s'il connaissent cette histoire, qu'il était une fois une roue à moudre, un moulin, des enfants et leur école, et un meunier plein de courage et de générosité.
Un grand merci à: http://champjl.chez-alice.fr/